Les éditions Servir sont heureuses d'accueillir le
présent ouvrage de Paul Sernine dans leur collection «
Objections ». Ce texte réalise parfaitement, en effet, la devise
de cette collection : « Des livres courts sur des sujets
essentiels, un engagement personnel de chaque auteur pour la sainte
Église romaine. »
C'est aussi dans une parfaite liberté réciproque
que nous le recevons chez nous : ni nous n'entendons enrôler
l'auteur sous notre bannière, ni celui-ci ne prétend nous imposer
toutes et chacune de ses affirmations.
Paul Sernine, en ce travail, a l'audace, voire
l'ingénuité, de s'attaquer, pour l'analyser exhaustivement, à une
redoutable question contemporaine : celle de la notion moderne de
« gnose », propagée principalement par les Cahiers Barruel, et
par Etienne Couvert en divers ouvrages.
Notion contemporaine, puisque nous l'avons vue
naître à la fin des années 70, puis grandir, enfin prendre une
importance non négligeable dans le débat des idées au sein de notre
famille de pensée. Elle tend désormais à envahir les salons, les
revues, les colloques.
Notion redoutable, car plusieurs de ses plus ardents
défenseurs usent de méthodes de discussion où se mêlent l'injure et
l'amalgame, quelquefois même le mensonge et la calomnie. Ce genre de
procédés ne favorise pas, c'est un euphémisme, la sérénité du
débat. Or, malheureusement, loin de s'améliorer au fil du temps, ces
comportements fâcheux prennent de plus en plus d'ampleur chez de
médiocres épigones d'Etienne Couvert, qui allient agressivité et
ignorance obtuse.
Mais surtout, Paul Sernine s'attaque à une notion
importante, capitale, car elle touche un point-clé de l'histoire des
idées : celui du statut exact de l'erreur et du mal dans le
déroulement de l'Histoire humaine.
Les Cahiers Barruel et Etienne Couvert, en
effet, attribuent à une seule cause, à une seule forme, à un seul
courant, toutes les erreurs recensées depuis la Création du
monde : cause, forme ou erreur qu'ils nomment « gnose ».
Paul Sernine cite à de nombreuses reprises cette phrase d'Etienne
Couvert qu'il juge la plus caractéristique de sa pensée : en
toute erreur, « il y a une clé... et c'est la "gnose" » (La
gnose contre la foi, p. 161).
Ce que prétend Etienne Couvert c'est, répudiant
toute complexité, toute diversité, réduire l'histoire des erreurs
humaines à un unique complot expliquant tout, à une unique doctrine
englobant tout, à un unique mot résumant tout : la « gnose
universelle ».
Et, de tous ceux qui émettent des doutes ou des
réserves, qui demandent des preuves et des nuances, qui apportent des
faits et des documents contraires, il n'hésite pas à faire des
complices de cette « gnose » protéiforme, des agents de l'Ennemi
infernal.
Le propos devient si exagéré, parfois, qu'on sent
poindre sous le discours apparemment antignostique une forme de
dualisme : le mal semble acquérir un pouvoir, une place, une
unité tout à fait comparable à celle du bien et, pour finir, à celle
de Dieu lui-même.
On serait tenté de parler à ce propos de la «
gnose des antignostiques », du manichéisme des prétendus
antimanichéens. Cette proximité mentale de certains antignostiques
avec les erreurs mêmes qu'ils prétendent dénoncer renvoie évidemment
à l'apologue du Christ : « Pourquoi examines-tu la paille qui est
dans l'œil de ton frère... » (Mt 7, 3-5 ; Le 6, 41-42). D'où
notre titre La paille et le sycomore, ce dernier arbre ayant une
place centrale dans la tradition ésotérique.
Cette reductio ad unum des diverses erreurs
humaines, Paul Sernine l'examine de façon précise et argumentée, en
la confrontant notamment aux enseignements du Magistère de l'Église,
aux écrits des théologiens et à l'histoire ecclésiastique. Tout au
long de son ouvrage, il cherche obstinément et exclusivement la
réponse à la question qu'il s'est posée : la notion de « gnose
» proposée spécifiquement par les Cahiers Barruel et Etienne
Couvert est-elle pertinente sur le plan doctrinal et historique ?
Comme le lecteur le découvrira au fur et à mesure
du texte, en effet, Paul Sernine s'attache à une démonstration
extrêmement méthodique, nous dirions volontiers « implacable », sans
digression ni parenthèse : les anciens scolastiques, pour leur
part, auraient parlé d'une démonstration particulièrement «
formelle ».
Et, par ce travail minutieux et clair, il démontre
sans échappatoire que cette notion moderne de « gnose » constitue en
réalité un mythe, historiquement faux et intellectuellement absurde.
Le but de Paul Sernine, en cette démonstration, est
double. D'une part, il ambitionne d'éliminer de façon définitive une
solution essentiellement fausse donnée à des problèmes difficiles et
cruciaux. D'autre part, il estime à raison qu'une telle erreur, sur des
sujets si élevés, est lourde de conséquences dramatiques : car,
après avoir corrompu l'intelligence, l'erreur tend de son propre poids
à altérer la droiture de la volonté, donc à entraîner au péché et
à la faute.
Un lecteur inattentif et partial pourrait peut-être
conclure du texte de Paul Sernine que, si ce dernier critique une
certaine critique de la « gnose », c'est qu'il est lui-même favorable
aux « gnostiques », voire adepte de la « gnose ». Il n'en est
rien, évidemment. Paul Sernine est tout l'opposé d'un « gnostique »,
d'un ésotériste, et n'a aucune complaisance en ce sens. D'ailleurs,
s'il avait penché vers de telles erreurs, les éditions Servir
n'auraient pu l'accueillir en leur sein.
Pour Paul Sernine, comme pour les éditions Servir,
comme pour toute intelligence chrétienne attentive à l'histoire des
idées, ces questions qui touchent au statut de l'erreur et du mal dans
le déroulement de l'Histoire humaine méritent une attention toute
particulière et une étude approfondie, dans un esprit pleinement
catholique. Car il est nécessaire d'éclairer nos contemporains à
propos des très graves dangers intellectuels et moraux qui les
menacent, et pour cela d'aborder ces questions difficiles, souvent
subtiles.
Et, précisément à cause de cette difficulté et
subtilité, il faut remercier Paul Sernine d'avoir consacré du temps et
de l'énergie à déblayer le terrain des erreurs et illusions liées à
la notion moderne de « gnose ».
Mais il doit être clair que l'ouvrage de Paul
Sernine, s'il est utile, n'est absolument pas suffisant sur ces
questions de l'ésotérisme, de la persistance éventuelle d'une pensée
de type dualiste, de la recherche contemporaine d'un salut par la
connaissance, etc. D'autres études sont nécessaires pour compléter le
travail bien circonscrit de Paul Sernine.
Les questions sur ces points sont nombreuses et
importantes. Par exemple, existe-t-il un état d'esprit récurrent, au
cours de l'Histoire, que l'on pourrait qualifier de « gnostique » en
ce qu'il rechercherait un salut par la connaissance ? Existe-t-il
un état d'esprit récurrent, au cours de l'Histoire, que l'on pourrait
qualifier de « manichéen » en ce qu'il poserait un dualisme
égalitaire entre le bien et le mal ? Quels sont les
manifestations, les modes de propagation, les divers vêtements
doctrinaux, les rapports réciproques que ces états d'esprit ont connus
au cours de l'Histoire ? Assistons-nous à une explosion «
gnostique » dont le New Age, mais peut-être aussi la «
nouvelle théologie » conciliaire, seraient les manifestations les plus
apparentes ?
Découlant de ces premières interrogations, se pose
également la question de savoir quelle réalité accorder à l'ensemble
des méchants, des ennemis de Dieu et de son Christ. Ce groupe est-il
unifié, et par quel principe ? Par une unité doctrinale
comparable à celle de l'Église ? Par l'action de chefs humains,
les fameux « Supérieurs inconnus » des ésotéristes, se transmettant
secrètement des pouvoirs spirituels par l'initiation, et tirant les
ficelles d'un théâtre d'ombres où croient régner des marionnettes
manipulées ? Par l'intervention directe d'entités supra-humaines
dirigées par Satan lui-même ? Le terme de Contre-Église, que
l'on utilise assez facilement et sans doute à bon droit, est-il
réellement pertinent ? Quelles sont les limites de l'analogie
(renversée) avec l'Église catholique ?
Sur un plan plus strictement historique, se pose par
exemple la question de savoir quelle a été l'ampleur du rôle de la
franc-maçonnerie dans la Révolution dite française. Cette influence
maçonnique, incontestable et incontestée, a-t-elle été le moteur
principal, sinon unique, de cette Révolution ? Ou faut-il admettre
d'autres influences, d'autres causes parallèles ? Comment
articuler les thèses de l'abbé Barruel sur l'action des Illuminés de
Bavière avec les recherches d'un Augustin Cochin sur les mécanismes
des sociétés de pensée ? Faut-il remonter plus haut encore, et
voir dans cette Révolution un pur et simple châtiment des péchés
commis précédemment par les rois de France, le clergé, la noblesse et
tout le peuple ?
Pour résoudre ces graves, difficiles et importantes
questions, et bien d'autres, il convient de travailler à la lumière du
Magistère de l'Église, des philosophes, théologiens et historiens
catholiques, notamment des auteurs contre-révolutionnaires qui nous ont
légué sur ces sujets un corpus d'une exceptionnelle valeur.
Les éditions Servir ont déjà apporté leur
contribution à cet important débat d'idées. Elles y participent, et
de façon éclatante, par le présent ouvrage. Dans l'avenir, elles
entendent continuer d'y participer, de diverses manières.
Nous espérons que Paul Sernine, pour sa part, après
La paille et le sycomore, pourra apporter à ce débat la
compétence qu'il a acquise au long de nombreuses années de travail sur
ces sujets, compétence qui explique la précision et l'amplitude des
analyses du présent livre.
Lorsqu'on a le bonheur, comme nous l'avons eu,
d'entrer dans son impressionnante bibliothèque, et d'y contempler une
profusion d'ouvrages rares sur tous les sujets de la contre-révolution,
on ne peut que saluer un véritable spécialiste de ces questions. Paul
Sernine a lu, la plume à la main, l'intégralité des actes des papes
postrévolutionnaires, c'est-à-dire une soixantaine d'austères volumes
latin-français. Il a décortiqué, analysé, approfondi des centaines
d'ouvrages et de revues des meilleurs auteurs contre-révolutionnaires
et antilibéraux, les Barbier, Besse, Cortès, Delassus, Drumont,
Fontaine, Guéranger, Jouin, Maignen, Meinvielle, Morel, Pie, Rohrbacher,
Sarda y Salvany, Veuillot, pour ne citer que des noms assez connus.
Cependant, répétons-le, si le présent livre
manifeste cette compétence de l'auteur, si des allusions sont faites à
la nécessité de connaître et de combattre énergiquement toutes ces
erreurs pernicieuses, Paul Sernine ne s'éloigne jamais de son
but : examiner la pertinence de la notion moderne de « gnose »
proposée par les Cahiers Barruel et par Etienne Couvert. Qu'on
ne s'attende donc pas à trouver ici un exposé exhaustif des doctrines
contre-révolutionnaires, ou des analyses sur les résurgences possibles
de la pensée gnostique aujourd'hui : ce n'est pas son propos.
A travers un texte strictement limité à son objet
propre, cet ouvrage constitue toutefois, à notre avis, un modèle de
méthodologie en matière de science catholique. La précision des
références, la rigueur de l'analyse, la densité de la démonstration,
la clarté de l'exposé, la profondeur de la réflexion, le respect des
personnes allié à la fermeté des conclusions, la richesse des
aperçus doctrinaux et des nuances de pensée, tous ces éléments que
le lecteur va découvrir dans un instant offrent, sans aucun doute, un
modèle pour tous les chercheurs en ces matières difficiles.
En ce sens, l'ouvrage apporte plus que ses
conclusions obvies : c'est ce qui nous a semblé particulièrement
séduisant à la première lecture, c'est l'un des motifs de notre
engagement d'éditeur.
Il reste maintenant au lecteur à entrer dans le vif
du sujet, et à se laisser prendre par un texte vif, tonique, à la fois
enlevé par le style et profond par l'analyse. Qu'il le sache à
l'avance : plusieurs de ses préjugés, de ses idées préconçues,
risquent d'être dynamités par cette lecture. Mais il n'aura qu'à s'en
réjouir, puisqu'il s'agit d'entrer plus avant dans la vérité qui,
seule, peut nous rendre libres (Jn 8, 32).