Pour certains, toutefois, un débat d'idées avec les Cahiers
Barruel et Monsieur Couvert, ainsi qu'une analyse critique de leurs écrits,
s'ils pourraient être intéressants en théorie, seraient dans la pratique à
proscrire, car ils diviseraient les forces déjà minimes de la
contre-révolution et ne pourraient profiter qu'aux ésotéristes et aux
guénoniens, ravis de voir les défenseurs de la foi s'opposer les uns aux
autres.
Cette objection introduit la deuxième raison qui rend
nécessaire un tel débat d'idées. Mais avant de l'exposer, répondons
brièvement à l'objection avec les mots qu'utilisait dom Guéranger lors d'une
controverse avec le futur Mgr Maret : « Quant à ce que dit Monsieur
Maret, que les polémiques "divisent nos forces, scandalisent le public et
amoindrissent l'autorité des défenseurs de la cause de Dieu et de
l'Église", je lui répondrai que les droits de la vérité doivent passer
avant tout ; qu'il y a beaucoup à gagner à des discussions dont le
résultat peut être la destruction des idées fausses, l'épuration des
méthodes, une appréciation plus juste et plus complète des matières » (L'Univers,
7 mars 1858).
Rappelons donc que nous entendons démontrer au cours du
présent travail que, si l'école des Cahiers Barruel s'est
attaquée souvent (quoique pas toujours) à des ennemis de la vérité, cette
même école a utilisé dans ces attaques plusieurs arguments gravement erronés
ou inadéquats.
En partant de ce constat, l'objection que nous avons relevée
plus haut contre une analyse critique de l'école des Cahiers Barruel reviendrait
à admettre que tous les arguments (même faux) pourraient être utilisés
contre les ésotéristes, et en général contre les ennemis de la vérité.
Or, un tel état d'esprit nous semble de nature à ruiner
l'esprit de justice qui doit être l'apanage du chrétien. Le mal est le mal, et
il faut le condamner de la façon la plus énergique. Mais, même dans cette
condamnation du mal et du méchant, il faut observer la justice et apporter des
motifs fondés, faute de quoi l'on deviendrait soi-même un méchant. Condamner
sciemment un coupable pour des motifs imaginaires ou erronés est aussi injuste
que se refuser à le condamner pour des motifs réels et vrais.
Or l'appréciation humaine ne connaît pas le secret des cœurs.
Elle doit donc juger selon les apparences, selon les indices. Pour que ces
apparences aient quelque chance de correspondre à la réalité, il existe en
matière de débat d'idées des règles, celles de la raison naturelle
auxquelles s'ajoutent les règles coutumières des études scientifiques.
La vérité du fond se prouve par la vérité de la
démonstration, bien que cette dernière ne soit pas cause de la réalité, mais
seulement son expression plus ou moins imparfaite. Prétendre s'affranchir des
formes d'une démonstration sérieuse et argumentée, même à propos du plus
grand hérétique, du plus méchant ésotériste, serait entrer ipso facto dans
l'injustice.
Pour l'appréciation humaine, simplement humaine, pauvrement
humaine, ce sont les preuves qui font le coupable et l'absence de preuves qui
fait l'innocent. Ces preuves, c'est à l'accusation qu'il appartient de les
produire devant le public, et de les produire de façon démonstrative et
convaincante. Seule la réalité de la démonstration peut manifester la
vérité du fond.
Parce qu'à nos yeux la démonstration présentée par
Monsieur Couvert et les Cahiers Barruel n'est pas convaincante des crimes
dont ils accusent ceux qu'ils nomment les « gnostiques », nous estimons que la
condamnation qu'ils font de ces « gnostiques », et telle qu'ils la font, n'est
pas juste. Et ne pas intervenir pour refuser cette injustice entraînerait pour
nous une égale injustice.
Cela ne signifie pas que les auteurs qu'ils dénoncent ne
soient pas coupables d'erreurs et de tromperies, et dignes de
condamnation : cela signifie qu'une condamnation appuyée exclusivement ou
principalement sur les prétendues démonstrations de Monsieur Couvert et des Cahiers
Barruel serait contraire à la justice.